Deux équipes ont déchiffré la signature génétique individuelle de milliers de cellules cérébrales pour comprendre l’origine et l’organisation des tumeurs du cerveau.
On dit que, pour vaincre un ennemi, il faut apprendre à le connaître. Alors, pour affronter les cancers du cerveau les plus agressifs, deux équipes montréalaises ont choisi de dresser patiemment, cellule par cellule, le portrait de leur adversaire.
« Plutôt que de continuer à mener chaque année une poignée d’essais cliniques qui échouent, on a voulu savoir à quoi l’on faisait face pour mieux cibler les traitements », dit Kevin Petrecca, chef du service de neurochirurgie du Centre universitaire de santé McGill. Avec ses collègues du Neuro (Institut-hôpital neurologique de Montréal), il a décortiqué avec une précision inédite le glioblastome, le cancer cérébral le plus courant et le plus agressif chez l’adulte.
En parallèle, l’équipe de Claudia Kleinman, de l’Institut Lady Davis de l’Hôpital général juif, et Nada Jabado, de l’Institut de recherche du Centre universitaire de santé McGill, a utilisé une approche similaire pour mieux cerner certains cancers du cerveau chez l’enfant. Les tumeurs visées par ces travaux résistent à la chimiothérapie, et la survie des malades, petits ou grands, ne dépasse généralement pas deux ans.
D’où viennent ces cancers ? À partir de quelle cellule détraquée se développent-ils ? Comment s’organisent les cellules au sein de la tumeur ? Et surtout, lesquelles doit-on viser pour frapper efficacement ? Pour répondre à ces questions, les deux équipes ont abattu un travail colossal : des dizaines de milliers de cellules, tumorales ou non (il faut bien savoir à quoi ressemble la « normalité » !), ont été analysées une à une pour voir quels gènes s’y exprimaient.
Lorsqu’un gène est actif dans une cellule, une copie de ce gène est produite sous forme d’ARN (une molécule proche de l’ADN). Les chercheurs se sont donc penchés sur ces ARN pour obtenir la signature génétique des cellules. « Avec un système microfluidique, on isole chaque cellule dans une gouttelette et l’on y ajoute une séquence génétique unique qui sert de code-barres. On séquence ensuite l’ensemble des morceaux d’ARN de toutes les cellules, mais on peut reconstituer le profil de chaque cellule grâce à ce code-barres », explique Guillaume Bourque, directeur bio-informatique au Centre d’innovation Génome Québec et Université McGill.
Bourque a participé aux analyses des deux équipes : au total, ce sont plus de 76 000 cellules cérébrales (soit 53 000 issues des glioblastomes de 16 patients opérés et 23 000 cellules normales) qui ont été scrutées individuellement par l’équipe du Neuro. Un record dans le domaine ! « Cette technique est très puissante. Il a fallu 15 ans pour décrypter le premier génome humain ; ici, c’est comme si l’on avait séquencé 76 000 génomes ! » indique Kevin Petrecca.
Claudia Kleinman et Nada Jabado ont quant à elles examiné 65 000 cellules provenant de cerveaux d’humains et de souris en plein développement dans le but de tester une hypothèse : ce sont des anomalies survenant au stade prénatal qui entraîneraient, quelques années plus tard, la survenue d’un cancer cérébral. Un sacré défi, car le cerveau est une boîte noire : aux stades embryonnaires, les cellules acquièrent peu à peu leur identité définitive (l’équipe a dénombré 191 populations cellulaires distinctes), mais elles le font en migrant d’une région à l’autre et en passant par une multitude d’étapes. Retracer leur parcours n’est pas une mince affaire.
« Dans les deux cas, les équipes ont fait le parallèle entre les cancers et les tissus normaux ou en développement. C’est un tour de force d’avoir réussi ces comparaisons!» affirme Guillaume Bourque.
Composer avec l’hétérogénéité
Si l’on a besoin de cette finesse d’analyse, c’est que les tumeurs sont hautement hétérogènes. D’une part, « chaque tumeur a son histoire, indique Nada Jabado, professeure de pédiatrie et de génétique humaine à l’Université McGill. On doit donc comprendre toutes les étapes clés du développement du cerveau pour pouvoir trouver une correspondance avec la signature génétique d’une tumeur donnée. » D’autre part, dans une même tumeur, deux cellules voisines peuvent présenter des protéines de surface ou des mutations génétiques radicalement différentes. Conséquence ? Lorsqu’un médicament vise une mutation en particulier, les cellules qui n’ont pas cette anomalie s’en sortent indemnes. D’où les récidives.
« Avec les techniques habituelles, on séquence la tumeur en entier en la passant dans le broyeur. Les spécificités sont gommées ; on obtient des données moyennes difficiles à interpréter », souligne Kevin Petrecca. Imaginez avoir à deviner la forme et le goût d’une framboise − sans en avoir jamais mangé − en goûtant un smoothie! Ici, c’est comme si les chercheurs avaient préservé l’intégrité − et l’identité − de chacun des fruits. Ils ont ainsi pu dresser une sorte d’arbre généalogique des cellules malignes pour remonter le fil des évènements… jusqu’aux racines du mal.
Et qu’ont-ils tiré de ce travail de moine ? Du côté du glioblastome, les choses sont moins chaotiques que ce qu’on pensait, selon les résultats publiés dans Nature Communications. « Nous avons identifié quatre types de cellules. Certaines ont un profil proche de celui des neurones, d’autres ressemblent aux astrocytes et d’autres encore aux oligodendrocytes [deux types de cellules normales qui peuplent le cerveau], à ceci près qu’elles sont cancéreuses. C’est comme si la tumeur était un cerveau miniature », mentionne Kevin Petrecca.
D’où vient ce minicerveau parasite ? Il dérive de cellules souches cancéreuses, des « progénitrices » qui constituent le quatrième type et qui donnent naissance aux trois autres types. « Personne n’avait jamais trouvé de cellules souches dans les cancers du cerveau, même si l’on soupçonnait leur présence. Ce qui nous a surpris, c’est qu’elles se divisent très vite. On pensait l’inverse. » Alors que les traitements anticancéreux ciblent plutôt les cellules « matures », différenciées, l’équipe veut s’attaquer à ces hydres immortelles qui alimentent toute la tumeur. Déterminée à ne pas perdre de temps, elle a déjà testé un médicament potentiel sur des souris et les résultats sont encourageants. « Nous souhaitons sélectionner deux ou trois molécules prometteuses avant de lancer des essais cliniques », précise le Dr Petrecca, plein d’espoir.
Du côté des tumeurs chez les enfants, on a reculé encore plus loin dans le temps, au tout début du développement embryonnaire. « C’est un travail d’archéologue : on a voulu trouver la cellule d’origine parmi tous les types cellulaires du cerveau », illustre la généticienne Claudia Kleinman, qui a conduit les analyses bio-informatiques avec l’étudiante de doctorat Selin Jessa. L’équipe a établi l’atlas complet du tronc cérébral en développement : quelle cellule exprime quels gènes, à quel moment et pour donner naissance à quel type de cellule au final, sachant que les cellules tumorales conservent plusieurs caractéristiques de leur « ancêtre ». Cette cartographie à très haute résolution a été publiée dans la revue Nature Genetics.
« Les tumeurs chez l’enfant sont des erreurs de la nature. Au lieu de devenir matures, certaines cellules du cerveau restent au stade développemental. Comme des Peter Pan qui refusent de grandir. À cause de cela, au fil des divisions, elles peuvent devenir tumorales, fait observer Nada Jabado. Le défi consiste maintenant à déterminer la meilleure façon de les tuer ou de les débloquer pour favoriser leur maturation. »
Le jeu est fastidieux, mais il en vaut la chandelle : dans la course effrénée contre le cancer du cerveau, prendre du recul pour comprendre la genèse de la maladie permet de mieux sauter. Pour enfin frapper au bon endroit.
Ont aussi participé à ces découvertes :
Pour les tumeurs pédiatriques : Alexis Blanchet-Cohen, Brian Krug, Marie Coutelier, Damien Faury, Nicolas De Jay, Steven Hébert, Jean Monlong, W. Todd Farmer, Yixing Hu, Melissa McConechy, Leonie Mikael, Benjamin Ellezam, Maxime Richer, Andréa Allaire, Alexander Weil, Jeffrey Atkinson, Jean-Pierre Farmer, Roy Dudley, Valerie Larouche, Louis Crevier, Steffen Albrecht, Pierre-Eric Lutz, Corina Nagy, Gustavo Turecki, Santiago Costantino, Keith K. Murai, Jiannis Ragoussis et Livia Garzia ainsi que des chercheurs de l’Hôpital pour enfants malades de Toronto et du Centre hospitalier universitaire de Grenoble.
Pour le glioblastome : Charles P. Couturier, Shamini Ayyadhury, Phuong Le, Javad Nadaf, Jean Monlong, Gabriele Riva, Redouane Allache, Salma Baig, Xiaohua Yan, Mathieu Bourgey, Changseok Lee, Yu Chang David Wang, V. Wee Yong, Marie-Christine Guiot, Hamed Najafabadi, Bratislav Misic, Jack Antel et Jiannis Ragoussis.
Québec Science – Article de Marine CORNIOU- l’article entier ici